12

 

Un épais brouillard descendait sur l’Eagle, l’entourant d’un silence irréel. Les clignotants rouges d’une antenne radio dressée sur la rive opposée parvenaient à peine à percer le lourd manteau. Une mouette, quelque part, cria, un son étouffé, fantomatique, impossible à localiser. Le pont de teck suintait d’humidité et luisait faiblement dans le halo des projecteurs montés au-dessus des pilotis du vieil embarcadère grinçant.

Une petite armée d’agents secrets, stationnés aux points stratégiques autour de la colline menant à l’élégante demeure coloniale de George Washington, gardait le yacht maintenant presque invisible. Le contact était assuré par des radios miniatures à ondes courtes. Afin d’avoir les mains libres en permanence, les hommes étaient munis d’écouteurs et de minuscules micros au poignet.

Les agents changeaient de poste toutes les heures pendant que les chefs d’équipe parcouraient le terrain pour s’assurer de l’efficacité du réseau de protection.

A l’intérieur d’un camion garé dans l’allée longeant le manoir historique, l’agent Blackowl était installé devant une rangée d’écrans de télévision. Un deuxième agent s’occupait des communications tandis qu’un troisième surveillait une série de voyants reliés à un complexe système d’alarme établi tout autour du yacht.

« La météo n’est même pas foutue de donner des prévisions correctes à dix kilomètres de la station, grogna l’Indien en buvant sa quatrième tasse de café de la nuit. Ils ont annoncé un "léger brouillard". Si c’est ça qu’ils appellent un léger brouillard ! »

L’agent chargé des communications se tourna vers lui en soulevant son casque :

« La vedette dit qu’ils ne voient pas à un mètre. Ils demandent l’autorisation d’accoster.

— On ne peut pas leur en vouloir, répondit Blackowl. Dites-leur que c’est d’accord. »

II se leva, se massa la nuque et reprit :

« Je vais vous relayer. Allez vous reposer un peu.

— Vous devriez vous-même dormir depuis longtemps.

— Je ne suis pas fatigué et de toute façon on n’y voit plus rien sur les moniteurs. »

L’agent regarda une pendule digitale accrochée à la paroi.

« 1 h 50, annonça-t-il. Plus que dix minutes avant le changement d’équipe. »

Blackowl s’assit devant la console de communication. A peine avait-il mis les écouteurs qu’un appel lui parvenait du garde-côte ancré près du yacht présidentiel.

« Contrôle, ici garde fluviale.

— Ici contrôle, répondit Blackowl, reconnaissant la voix du capitaine.

— Nous avons un problème avec nos systèmes de balayage.

— Quel genre de problème ?

— Un signal sur la même fréquence que notre radar gêne la réception. »

Une expression soucieuse traversa le visage de l’Indien.

« On cherche à vous brouiller ?

— Je ne crois pas. On dirait une interférence accidentelle. Le signal apparaît et disparaît comme si on émettait des messages. J’ai l’impression qu’un radioamateur du coin est tombé sur notre fréquence par hasard.

— Vous avez des contacts sur l’écran ?

— La navigation est nulle à cette heure de la nuit. Le seul écho qu’on ait eu au cours de ces deux dernières heures est celui d’un remorqueur tirant deux barges d’ordures vers la mer.

— Il est passé quand ?

— Il n’est pas passé. L’écho s’est fondu à celui de la rive à quelques centaines de mètres en amont. Le capitaine du remorqueur a probablement accosté pour attendre que le brouillard se lève.

— Okay, garde fluviale. Tenez-moi au courant.

— D’accord, contrôle. »

Blackowl se radossa dans son fauteuil et fit le point de la situation. Avec une navigation pratiquement interrompue, il y avait peu de dangers de collision. Le radar du garde-côte, bien que brouillé par intermittence, fonctionnait néanmoins. Une attaque menée depuis la berge était exclue en raison de l’absence de visibilité. Finalement, ce brouillard était une véritable bénédiction.

L’Indien regarda l’heure. Il restait une minute avant la relève. Il relut rapidement le plan de sécurité récapitulant les noms des agents, les zones qu’ils devaient quadriller et les horaires correspondants, Il nota que l’agent Lyle Brock allait prendre le poste 7, c’est-à-dire le yacht lui-même, tandis que le dénommé Karl Polaski était affecté au 6, l’embarcadère.

Il pressa le bouton de l’émetteur et lança dans le minuscule micro incorporé à son casque :

« A toutes les stations. 2 heures. Prenez vos nouvelles positions. Je répète, prenez les positions prévues dans les instructions. »

Puis il changea de fréquence pour s’adresser au chef d’équipe, utilisant son nom de code :

« Scotch, ici contrôle. »

Un vétéran du service, l’agent Ed McGrath, répondit presque aussitôt :

« Ici Scotch.

— Ordonnez aux postes 6 et 7 de surveiller le fleuve de près.

— Ils ne vont pas voir grand-chose dans cette purée de pois.

— C’est comment autour des quais ?

— Disons que vous auriez dû nous fournir des cannes blanches.

— Faites de votre mieux », conclut simplement Blackowl.

Un voyant clignota. L’Indien coupa la communication avec McGrath et répondit à l’appel :

« Contrôle.

— Ici garde fluviale. Je ne sais pas qui s’amuse avec nos signaux radar, mais il semble émettre continuellement maintenant.

— Vous voyez quelque chose ? demanda Blackowl.

— L’image sur l’oscilloscope est occultée à 40 pour 100. Au lieu de blips, nous recevons une forme triangulaire.

— Bien, garde fluviale, je vais contacter l’agent responsable. Il arrivera peut-être à localiser la source des interférences et à faire cesser la transmission. »

Avant d’informer Oscar Lucas à la Maison Blanche de ce problème de radar, Blackowl se retourna pour décocher un regard intrigué aux moniteurs de télévision. Ils ne montraient pas d’images nettes, seulement des ombres qui ondulaient comme des serpents fantomatiques.

 

Une heure avait passé. L’agent Brock occupait maintenant le poste 8 tandis que Polaski était au 7 et un autre agent au 6.

Ed McGrath n’avait jamais vu un brouillard aussi dense. Il humait l’atmosphère autour de lui, cherchant à identifier cette étrange odeur qui flottait dans l’air. Il finit par conclure qu’il s’agissait tout simplement d’essence. Un chien, quelque part, aboya. McGrath s’arrêta pour écouter. Ce n’était pas un chien de chasse qui donnait de la voix, ni un bâtard effrayé qui jappait, mais un chien de garde qui réagissait à une présence étrangère. Pas très loin. A 75 ou 100 mètres au-delà du périmètre de sécurité, estima-t-il.

Il aurait fallu qu’un assassin soit fou ou inconscient pour se risquer ainsi en terrain inconnu par un temps pareil, pensa McGrath. Lui-même avait déjà trébuché par deux fois, s’était cogné à une branche, avait réussi à se perdre et avait bien failli se faire tirer dessus en tombant sur un poste de garde avant d’avoir signalé sa présence par radio.

Les aboiements cessèrent brusquement et McGrath en conclut que c’était sans doute un chat ou quelque animal sauvage qui avait excité le chien, Il rejoignit une allée gravillonnée et se dirigea vers la berge en aval du yacht présidentiel.

« Poste 8, annonça-t-il dans le micro accroché à son revers. J’arrive. »

Pas de réponse.

McGrath s’immobilisa.

« Brock, ici McGrath, j’arrive », répéta-t-il.

Toujours rien.

« Brock, tu me reçois ? »

Le poste 8 demeurait étrangement silencieux et McGrath commença à éprouver un certain malaise. Il s’approcha avec précaution, appelant à voix basse. Aucune réaction.

« Contrôle, ici Scotch.

— Parlez, Scotch, répondit la voix fatiguée de Blackowl.

— Personne au poste 8.

— Aucun signe de l’agent ? demanda l’Indien à présent en alerte.

— Aucun.

— Foncez au yacht. Je vous retrouve là-bas après avoir alerté le Q.G. »

McGrath se précipita aussitôt vers l’embarcadère. « Poste 6, j’arrive.

— Ici Aiken, poste 6. Okay. »

McGrath avança à l’aveuglette sur le quai et distingua la silhouette floue de l’agent John Aiken sous un projecteur.

« Tu as vu Brock ? lança-t-il.

— Tu rigoles, on ne voit plus rien depuis que ce putain de brouillard est tombé. »

McGrath repartit et lorsqu’il atteignit enfin l’Eagle, il se heurta à l’agent Polaski accouru de la direction opposée.

« Brock manque à l’appel.

— Je l’ai vu il y a environ une demi-heure quand nous avons changé de poste, répondit Polaski en haussant les épaules.

— Okay, reste ici. Moi, je vais jeter un coup d’œil à bord. Guette Blackowl, il descend du poste de contrôle. »

Lorsque Blackowl sortit du camion, le brouillard s’éclaircissait et quelques étoiles pointaient déjà. Il franchit les différents postes de garde et se mit à courir dans l’allée menant à l’embarcadère tandis que la visibilité s’améliorait. L’angoisse lui nouait l’estomac. Il pressentait une catastrophe. Les agents ne désertent pas leur poste sans raison.

Quand, enfin, il sauta à bord du yacht, le brouillard avait disparu comme par enchantement. Les lumières rouges de l’antenne radio brillaient dans la nuit limpide. Il passa devant Polaski et trouva McGrath seul dans le rouf, le regard absent.

Blackowl se figea.

Le visage de McGrath était d’une blancheur cadavérique et son expression reflétait une telle horreur que l’Indien craignit aussitôt le pire.

« Le Président ? » lâcha-t-il d’une voix rauque.

McGrath le regardait fixement comme s’il ne le reconnaissait pas, incapable de parler.

« Pour l’amour du Ciel, le Président ?

— Disparu, balbutia l’agent.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Le Président, le vice-président, l’équipage, tous disparus.

— Vous êtes cinglé !

— Je… je… c’est la vérité, fit McGrath d’une voix sans timbre. Voyez vous-même. »

Blackowl dévala l’escalier le plus proche et se précipita comme un fou vers la cabine du Président. Il ouvrit la porte sans frapper. La cabine était vide. Le lit était soigneusement fait. Il n’y avait pas de vêtements dans le placard, pas d’articles de toilette dans la salle de bain. Un étau glacial lui enserra la poitrine.

Saisi d’une terrible angoisse, il explora les autres cabines. C’était partout pareil : même les quartiers de l’équipage étaient déserts.

Le cauchemar était bien réel.

Tous les occupants du yacht s’étaient volatilisés comme par magie.

 

Panique à la Maison-Blanche
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